Liban, Aytaroun
14 août 2006 - 14 août 2007
Lina, ses enfants…et un amendier : une résistance de Aytaroun
mercredi 9 août 2006.
Lina Moustafa ( 29 ans ) refuse que l’appareil fixe sa photo. Les veuves des martyrs ne supportent pas que l’objectif révèle leurs larmes.
Allongée sur son lit de l’hôpital "Al Zahra" de Beyrouth, elle se redresse très
lentement, nous lance un sourire fugitif avant que les larmes n’inondent de
nouveau ses deux joues brûlées.
Elle se rappelle parfaitement de la catastrophe, quand elle a résisté pour ne
pas perdre conscience lors du raid aérien sur la voiture familiale.
Ils ont voulu rester au village.
Le premier groupe est parti. La famille de Lina est restée.
Les bombardements sont devenus si intensifs et si aveugles qu’il a fallu, à Lina
et à son époux Ghassan Fakih se résigner à choisir une autre tactique de
résistance.
Car il y a Narjas ( 3 ans ) terrifiée, qui s’agrippe à sa maman au son de chaque
déflagration d’une bombe.
Il y a Ali ( 9 ans ) et aussi Malak ( 6 ans ).
Le couple décide : "Nous partons, pour les enfants".
Trois véhicules sont équipés pour transporter les familles ayant pris la même
décision.
Les préparatifs consistent simplement à recouvrir les véhicules de drapeaux
blancs : "Non par capitulation, mais parce qu’ils ont déclaré qu’ils ne
bombardaient pas les véhicules ainsi signalés. J’ai donc recouvert les voitures
avec des draps blancs."
Lina est frustrée de sa naïveté.
Les draps blancs n’ont pas protégé sa famille des frappes noirs des missiles.
Un instant avant "l’enfer", Ghassan conduisait le deuxième véhicule de la file.
Ali et Malak sont assis à l’arrière.
Narjas somnole dans les bras de sa maman. Elle cherche dans le sommeil un abri
contre les avions bombardiers qui les survolent. La petite ferme les yeux... et
c’est la catastrophe.
La file des trois véhicules et leurs occupants sont bombardés.
Un nuage de poussière recouvre les yeux de Lina mais son cœur continue de
battre.
Son épaule et son bras ont brûlé.
Impossible d’utiliser le portable pour appeler au secours.
Une partie de sa peau est carbonisée mais les deux paumes des mains suffisent à
protéger le corps de Narjas.
"J’ignore comment je me suis prise pour la porter. J’ai voulu la serrer contre
moi pour mettre sa tête et sa poitrine à l’abri. J’ai maintenu la portière
ouverte pour pouvoir m’échapper du véhicule."
Narjas dormait.
Le missile a frappé les véhicules. Ghassan est touché. "Je l’ai vu à cet instant
précis, une partie du corps à l’extérieur. J’ai seulement fixé sa tête. Je ne
pouvais pas le prendre dans mes bras, dans ses derniers soupirs. Il fallait
sauver les enfants."
Elle n’a pas pu soutenir la tête de son époux agonisant. Les bombardements se
poursuivent. Ils ne permettent pas les derniers adieux. Les missiles tombent. Il
faut faire vite pour secourir ceux qui peuvent encore vivre... sinon c’est la
mort.
Elle a couru avec ses trois enfants jusqu’aux premiers secours.
"Un missile a frappé le véhicule à l’arrière de la file. La mère du conducteur
est réduite en lambeaux" Les larmes coulent jusqu’au cou.
Sa mémoire la harcèle des mots de Malak la questionnant : "Pourquoi y a-t-il du
sang sur le pull à papa ? pourquoi son visage est troué ?"
Malak ignore toujours qu’elle est désormais orpheline.
Lina regarde ses mains enveloppées d’un bandeau blanc. Elle fixe le trou créé
par son doigt manquant. Elle sourit et répète réconfortée : "J’ai sauvé Narjas".
Tous les débris plantés sur ses épaules auraient bien pu transpercer le corps
fragile de sa petite fille.
Le débris que lui a fauché son doigt aurait bien pu troué le cœur de Narjas. Il
bat toujours.
Narjas est sortie de l’hôpital. Lina reste pour des soins plus longs.
La petite fille habite avec son grand-père dans une petite maison à Hamra, louée
en commun avec trois autres familles déplacées.
"Plus jamais je retrouverai la vie d’antan. S’en est fini des merveilleuses
journées passées ensemble. Jamais je replanterai le tabac sans Ghassan."
Lina poursuit : "Comment pourrai-je faire avec un doigt sectionné ? Avec une âme
sectionnée ?"
Elle dit cela. Elle sait parfaitement qu’elle retournera au village où
l’attendront Narjas, Ali et Malak pour l’aider.
Traduction : Al Faraby
Accès au texte en arabe : Lina et ses enfants de Aytaroun
Le plus fascinant de tous est l'amandier
( Al Faraby )
Avez-vous, une fois dans votre vie, pris le temps d'écouter un arbre ?
Il faut avoir l'oreille fine, car ces êtres-là ne parlent pas fort. Tout est
dans le vent. Les feuilles bougent, puis les branches, il arrive que tout
l'arbre balance. Et quand le vent est passé, alors c'est le soleil. Les feuilles
qui filtrent la lumière. Les ombres qui se projettent ou ne se projettent pas.
Le vert qui joue avec le bleu ou le marron. C'est la danse des couleurs, tout en
nuance. La palette de Picasso rougit de honte, de jalousie et d'envie. Le
peintre devient fou. Vincent s'est écorché l'oreille !
Le plus fascinant de tous est l'amandier.
Il est le premier à pointer de ses fleurs blanches, centrées de rose. Celui de
mon enfance est toujours là, en bas de la route qui va au village. C'est un
vieux solitaire qui connaît tous nos secrets. Il est témoin de nos malheurs et
de nos bonheurs. Il a vu s'en aller les vieux, et vu arriver les amoureux. Il a
entendu grandir les enfants et tous leurs secrets.
Le plus fascinant de tous est l'amandier.
A pâques, je me souviens, nous coupions quelques brindilles chargées d'amandes
vertes, que nous mélangions au bouquet avec le coquelicot. Je l'entendais rire
de joie. Il me disait : "Vas y petit, prends autant que t'en as envie... je
connais aussi ta petite amie !"
Je l'écoutais moqueur.
"T'es jaloux n'est-ce pas ?"
Son rire était tendresse et le vent chaud du printemps nous enivrait tous les
deux, moi d'amour et lui d'amandes vertes.
Je courais, dans la main, mon bouquet vert, rouge et noir vers le village. La
messe devait être dite. Mon bouquet devait être béni, avant de l'offrir
secrètement à celle que j'aime.
Elle est présentement assise tout près de moi. Dans ses bras, Narjas notre
petite fille dort. Peut-être rêve-t-elle ? Peut-être pas !
La route a été longue. Nous arrivons au village. Toutes les maisons sont
démolies, l'église aussi. La placette est défoncée. Les routes sont
embrouillées.
Je prends celle de la maison. Je quitte le village.
Au tournant, je sens un immense malheur. Je regarde ma bien aimée, elle me
regarde aussi. Elle devine mon désespoir et me sers fortement le bras.
"Vas-y avance !", veut-elle me dire.
Je m'engage tout doucement dans l'étroit chemin, comme par pudeur, comme par
respect, comme si j'avançais sur un cimetière.
Je regarde droit devant... je vois mon vieil ami tout brûlé.
Ils ont même incendié l'amandier.
Narjas dort toujours. Peut-être rêve-t-elle ? Peut-être pas !
( Dédié à Lina et Narjas Fakih de Aytaroun )